CHAPITRE X

Les Enchantements de Tintagel

Quand Uther Pendragon fut de retour dans la forteresse où il résidait le plus souvent, Merlin le prit à part et lui dit : « Roi Uther, j’ai beaucoup de choses à te dire, car les temps sont venus de les dévoiler. » Uther fit asseoir Merlin en face de lui et dit : « Parle, Merlin, je t’écouterai attentivement. » Alors Merlin lui rappela comment, le soir du jeudi saint, Notre Seigneur avait partagé le pain et le vin autour de la table de la maison de Simon le Lépreux, avec tous ses disciples, y compris Judas le traître. Il lui raconta ensuite ce qui était arrivé à Joseph d’Arimathie lorsqu’il avait recueilli le sang du Sauveur dans une coupe d’émeraude qu’on appelait le Graal. Il lui décrivit le périple de Joseph, de son fils Joséphé et de tous leurs compagnons à travers l’océan puis dans l’île de Bretagne. Il lui révéla aussi comment avait été instituée la Table du Graal, où n’étaient admis que ceux qui avaient le cœur pur et sans tache. Il lui raconta comment le fourbe Moyse, qui s’était assis sur le Siège Périlleux, avait été frappé par la foudre et englouti dans les profondeurs de la terre. Et il lui révéla enfin qu’Alain le Gros, le plus jeune fils de Joseph d’Arimathie, celui qu’on appelait le Riche Roi Pêcheur, avait fait construire le château de Corbénic en un lieu nommé les vaux d’Avalon, afin d’y déposer le précieux Graal, et que bientôt quelqu’un de la lignée de Salomon viendrait terminer leurs aventures. Uther Pendragon fut très impressionné par tout ce que lui racontait Merlin. À la fin, il lui demanda ce qu’il attendait de lui.

« Je vais te le dire, roi Uther. Jusqu’à présent, il y a eu deux tables autour desquelles se perpétue la tradition, celle de Jésus-Christ et celle du Saint-Graal. Ces deux tables sont en parfaite concordance, et chacune a un siège inoccupé. Et si tu veux bien suivre mes conseils, tu institueras toi-même une troisième table sous le signe de la Trinité dont les trois personnes seront signifiées par ces trois tables. Cette institution sera aussi bénéfique pour ton corps que pour ton âme, roi Uther, et elle sera, de ton vivant même une telle source de prodiges que tu t’en trouveras extrêmement surpris. Si tu y consens, je t’aiderai à l’établir, et je peux t’assurer que c’est l’une des choses au monde dont on parlera le plus. Donc, si tu me fais confiance, roi Uther, tu établiras cette Table et tu la nommeras Table Ronde, parce que chacun de ceux que tu jugeras dignes d’y prendre place sera en égalité absolue avec tous ses compagnons. Et ce seront ces compagnons qui se répandront à travers le monde pour y apporter la justice et la paix, pour la plus grande gloire de Dieu et du royaume de Bretagne. »

« J’agirai selon ton conseil, dit le roi. Mais où dois-je établir cette Table Ronde ? » Merlin répondit : « C’est à toi de choisir le lieu qui conviendra le mieux, et où pourront se réunir, à certaines dates, les compagnons que tu jugeras les plus fidèles et les plus valeureux, capables d’accomplir les plus belles prouesses pour le service de Dieu et du royaume de Bretagne. » Uther Pendragon se mit à réfléchir, puis il dit à Merlin : « Très bien. Je pense que l’endroit le plus convenable serait Carduel. Qu’en penses-tu ? » – « C’est ton choix, dit Merlin. Réunis donc à Carduel les gens de ton royaume à la prochaine fête de la Pentecôte. Prépare-toi également à distribuer largement tes richesses, car il n’y a pas de bon roi sans largesses… Fais bon accueil à tous ceux qui viendront, même à ceux dont tu ne voudras pas autour de cette table. Un jour, peut-être, mériteront-ils d’y être admis. Car souvent la jeunesse et l’inexpérience sont considérées comme des défauts alors qu’il s’agit tout simplement d’un manque de maturité. Quand tout sera prêt, je viendrai t’assister, car je désire que tu me demandes mon avis sur ceux que tu convieras à cette table. »

Le roi fit savoir par tout le royaume qu’il se trouverait à Carduel le jour de la Pentecôte et que tous les nobles du pays étaient invités à venir l’y rejoindre. Puis il envoya Merlin à Carduel avec mission de faire préparer cette table. Quand tout fut prêt, le roi vint lui-même à Carduel et s’enquit auprès de Merlin de la façon dont il conviendrait d’user pour choisir les compagnons qui devaient s’assembler autour de la table. « Ce n’est pas difficile : tu vas prendre cinquante de tes hommes, parmi ceux que tu juges les meilleurs. Tu m’en diras les noms et je te dirai si tu as fait le bon choix, mais je te prie dès maintenant d’y admettre le roi Uryen car, malgré son entêtement et sa violence, il est certainement l’un des guerriers les plus utiles à ce royaume. Et tu verras alors cette merveille : quand chacun de ceux qui auront été choisis prendra place avec toi autour de cette table, il n’en est pas un qui le regrettera et qui voudra s’abstenir d’y revenir. Ainsi auras-tu autour de toi les meilleurs compagnons, qui seront aussi les plus unis entre eux : chacun d’eux saura que son propre comportement rejaillit sur l’ensemble de ses compagnons. »

Au jour fixé, Uther Pendragon réunit tous ceux qu’il avait invités à Carduel et, en compagnie de Merlin, il choisit secrètement ceux qui devaient s’asseoir à la table. Puis il les emmena un par un et leur assigna leur place. Quand les compagnons furent tous assis, on remarqua qu’il restait une place inoccupée. Alors Merlin prit la parole et dit : « Cette place sera vide jusqu’au jour où viendra le Bon Chevalier, celui qui mettra fin aux temps aventureux du Graal. D’ici là, personne ne doit s’y asseoir à moins qu’il ne veuille être châtié de sa témérité. » Puis Merlin se tourna vers le roi : « Uther, dit-il, je peux t’apprendre que ce ne sera pas de ton vivant que ce siège pourra être occupé. Celui qui doit engendrer le Bon Chevalier qui y prendra place n’est pas encore né. Et sache encore que celui qui doit s’asseoir sur ce siège à cette Table Ronde devra également s’asseoir au Siège Périlleux de la Table du Graal. Je te le répète, ce ne sera pas de ton vivant, mais du temps de ton successeur immédiat. Voilà, j’en ai assez dit pour l’instant, roi Uther, permets-moi de me retirer. » Le roi lui accorda volontiers son congé et Merlin partit vers la forêt de Kelyddon où il apprit à Blaise ce qu’il avait fait et comment avait été instituée la Table Ronde dont les générations futures conserveraient toujours la mémoire.

Ainsi Uther Pendragon eut-il désormais, autour de lui, une troupe de chevaliers bien décidés à tout mettre en œuvre pour assurer la sauvegarde et l’épanouissement du royaume de Bretagne. Cependant, le roi n’oubliait pas que les cinquante compagnons n’étaient pas les seuls sur lesquels il pouvait compter parmi tous ceux qui peuplaient le royaume. Il désira s’attacher les services du plus grand nombre et, dans ce but, il décida de convoquer, en dehors de la Table Ronde, et pour la fête de Noël, tous les nobles et les chevaliers de sa terre, en leur recommandant de venir avec leurs épouses. Il pensait ainsi qu’en prodiguant le plus d’honneurs possible aux femmes, il s’attacherait plus facilement les hommes.

Tous les barons répondirent à l’invitation du roi et, le jour de Noël, il y eut à la cour un grand nombre de femmes et de jeunes filles des meilleures familles, toutes fières d’avoir été admises auprès du roi. Et Merlin observait ce spectacle quelque peu inhabituel dans une forteresse comme Carduel. Il était arrivé sans se faire reconnaître de quiconque, sous l’aspect d’un jeune page, et il n’avait pas cherché à se faire reconnaître d’Uther. Il savait qu’il allait se passer quelque chose d’important et préférait demeurer dans l’ombre pour observer plus attentivement le comportement des gens.

Or, à cette assemblée de Carduel vinrent également le duc de Tintagel, qui avait nom Gorlais, et sa femme, qui se nommait Ygerne. C’était l’une des plus belles femmes qui fussent au monde à cette époque, et dès qu’il la vit, Uther Pendragon en tomba éperdument amoureux. Il chercha à la rencontrer en privé, mais comme elle était toujours aux côtés de son mari, il dut se borner à manifester sa chaleureuse sympathie pour le duc. La vue d’Ygerne troublait tellement le roi qu’il en oubliait tout le reste, et il ne savait que faire pour attirer l’attention de la jeune femme. Au moment où chacun regagnait son logis, il tint à accompagner lui-même le duc de Tintagel et lui prodigua beaucoup d’égards. Puis, avant de prendre congé, Uther réussit à dire tout bas à la belle Ygerne qu’elle emportait son cœur avec elle. Ygerne fit semblant de ne pas avoir entendu et s’éloigna avec son mari comme si de rien n’était.

Cependant, Uther ne parvenait pas à trouver le sommeil, hanté qu’il était par l’image d’Ygerne et le violent désir qui le tourmentait. Il fit appeler l’un de ses conseillers qu’il avait en particulière estime et qui avait nom Urfin. Lorsque celui-ci vint le retrouver, le roi lui révéla qu’il se mourait d’amour pour la femme du duc de Tintagel. Il ne pouvait plus vivre en son absence et il avait l’air si malheureux qu’Urfin interrompit son discours sans ménagement. « Quoi ? s’écria-t-il, Que me racontes-tu là, roi Uther ? Il faut être vraiment lâche pour penser mourir à cause d’une femme ! Je n’ai jamais entendu dire qu’une femme se soit refusée à quiconque a su lui faire une cour pressante et la couvrir de cadeaux délicats ! Tu te tourmentes pour bien peu de choses, roi Uther ! » Au lieu de prendre ombrage de la véhémence d’Urfin, Uther en fut au contraire tout réconforté. « Voilà de sages paroles, dit-il. Tu sais ce qu’il convient de faire en pareilles circonstances. Je te prie donc de m’aider de toutes les manières que tu pourras. Prends ce qu’il faudra dans mon trésor, fais porter des bijoux à Ygerne et n’oublie pas d’offrir des présents à son entourage pour le rendre favorable, le cas échéant, à quelque entretien secret. » – « Je ferai tout mon possible, répondit Urfin. Fais en sorte d’être au mieux avec le duc, moi, je me charge de défendre tes intérêts auprès de la belle. »

Ils se séparèrent ainsi, et le roi s’endormit, plein de confiance. Le lendemain, il témoigna de ses bonnes grâces auprès de Gorlais et lui fit donner, ainsi qu’à sa suite, de somptueux cadeaux. Quant à Urfin, il réussit à parler en privé à Ygerne. Il lui apporta de magnifiques bijoux d’or fin. Mais elle refusa obstinément d’accepter quoi que ce fût. Urfin commençait à s’impatienter quand elle lui dit : « Pourquoi veux-tu me donner ces splendides cadeaux ? » Urfin répondit : « C’est en l’honneur de ta sagesse et de ta beauté. Au reste, ce n’est pas moi qui t’offre ces cadeaux, car je ne possède rien. Il s’agit du roi, et c’est de sa part que je te les présente en t’assurant que toute sa personne est à ton entière disposition. » – « Que veux-tu dire par là ? » demanda Ygerne, qui savait pourtant bien de quoi il était question. Urfin lui répondit : « Cela signifie que tu es maîtresse du cœur du roi et qu’il t’est entièrement dévoué. » Ygerne fit le signe de la croix et s’écria : « Dieu me pardonne ! Quelle perfidie ! Le roi fait semblant d’avoir en haute estime le duc et il veut en même temps me déshonorer ? Prends garde, Urfin, de ne plus jamais me parler de lui. Si par hasard tu revenais me raconter l’absurde amour du roi Uther, je te préviens que je dirais tout à mon mari ! Sache aussi que s’il apprenait cette perfidie, il n’aurait de cesse de poursuivre le roi et de le tuer ! » Et Ygerne fit comprendre à Urfin que l’entretien était terminé.

Urfin se hâta d’aller rapporter au roi les paroles d’Ygerne. Uther dit qu’elle avait eu raison de prononcer de telles paroles et qu’elle était vraiment une femme vertueuse. Urfin se mit à ricaner. « On se console comme on peut ! » dit-il avec insolence. Néanmoins il pria le roi de continuer à traiter le duc Gorlais avec beaucoup d’égards, et dit qu’il s’arrangerait quand même pour avoir une autre conversation avec Ygerne. Uther en fut tout réjoui et attendit avec impatience le banquet qui avait été préparé pour le soir.

Le roi prit place à la table, et le duc se trouvait à sa droite. Or, il y avait devant Uther une très belle coupe en or. Urfin, qui rôdait autour de la table, s’approcha du roi et lui dit tout bas d’envoyer publiquement la coupe à Ygerne. Uther comprit tout de suite le plan de son conseiller. Il releva la tête et s’adressa au duc en ces termes : « Seigneur, demande donc à ta femme d’accepter cette coupe et d’y boire pour l’amour de moi. Je vais la lui faire porter, remplie de bon vin, par un de tes chevaliers. » Le duc, qui était un peu étourdi par les prévenances d’Uther, lui répondit aussitôt : « Seigneur, grand merci pour cet honneur ! Elle acceptera bien volontiers cet hommage. » Il s’adressa alors à l’un de ses chevaliers nommé Bretel et lui dit : « Porte cette coupe à ta maîtresse de la part du roi et demande-lui d’y boire pour l’amour de lui. » Bretel prit la coupe et la posa devant Ygerne : « Dame, dit-il, le roi t’envoie cette coupe et ton seigneur te demande de l’accepter et d’y boire pour l’amour de celui qui te l’a envoyée. »

Quand elle entendit ces paroles, Ygerne devint rouge de confusion. Elle comprenait bien que son mari s’était laissé prendre au piège tendu par le roi. Mais que pouvait-elle faire d’autre que d’obéir ? Quand elle eut bu le bon vin, elle fit un geste pour rendre la coupe à Bretel. Mais celui-ci dit : « Dame, mon seigneur te demande de la garder. » Et elle la garda donc, tandis que Bretel allait remercier le roi de sa part, bien qu’elle n’eût rien dit de tel. Quant à Urfin, qui se trouvait derrière, il observait attentivement les réactions d’Ygerne. Il la trouva toute pensive et se dit qu’elle commençait à être émue par l’insistance du roi.

Mais à la fin du repas, elle appela Urfin et lui dit : « Urfin, ton maître m’a très perfidement envoyé une coupe et m’a forcée, à cause de l’aveuglement de mon mari, à l’accepter devant tout le monde. Sache bien que je vais révéler à mon mari ce que vous tramez, le roi et toi, contre mon honneur. » Urfin lui répondit avec beaucoup d’ironie que lorsqu’une femme fait ce genre de révélation à son époux, elle peut être assurée de ne plus jamais avoir la confiance de celui-ci. « Au diable toutes ces précautions ! dit Ygerne. Je te jure que je ferai comme je t’ai dit. Tu peux prévenir ton maître et comploter de nouveaux pièges avec lui, je ne m’y laisserai pas prendre ! » Et sur ce, elle quitta Urfin et rejoignit la compagnie des femmes qui prenaient l’air sur la prairie devant la forteresse.

Le roi avait fini de dîner. Tout joyeux, il prit le duc par la main et lui dit : « Allons voir ces dames ! » – « Bien volontiers », répondit le duc Gorlais. Ils sortirent de la grande salle mais, passant par la porte, ils ne remarquèrent pas un jeune page qui se tenait contre une tenture et qui ne pouvait s’empêcher de ricaner. Ils allèrent donc rejoindre la compagnie des femmes. Ygerne savait très bien que le roi n’était là que pour avoir l’occasion de la voir et de lui parler. Elle supporta néanmoins sa présence jusqu’à la nuit tombée, quand les convives se séparèrent pour aller dormir. Quand le duc Gorlais la rejoignit dans sa chambre, il trouva Ygerne tout en larmes. Très surpris, il la prit dans ses bras, car il l’aimait tendrement, et lui demanda ce qui lui causait un tel chagrin. « Je ne peux rien te cacher, dit-elle, car je t’aime plus que tout être au monde. » Elle lui raconta alors les manœuvres du roi Uther et lui expliqua qu’il ne témoignait son estime et son affection au duc que pour mieux s’approcher d’elle et la séduire. « De plus, ajouta Ygerne, tu m’as obligée d’accepter sa coupe et d’y boire pour l’amour de lui, et cela publiquement, quand on avait les yeux fixés sur moi ! Je t’assure, je ne peux me défendre plus longtemps contre le roi et contre son conseiller, le perfide Urfin. Pourtant, je sais que ce que je viens de te révéler ne peut nous attirer que des malheurs, mais je n’en peux plus et je te demande de m’emmener immédiatement loin d’ici ! »

Le duc Gorlais fut fort irrité en apprenant la façon dont il avait été joué par le roi Uther. Il remercia sa femme en lui témoignant les marques du profond amour qu’il lui portait et de l’estime dans laquelle il la tenait. Puis, au cours de la nuit, il réunit tous ses hommes en secret. Ils s’aperçurent bien vite de la colère de leur maître. « Seigneurs, leur dit Gorlais, préparez-vous à partir immédiatement et sans que personne ne puisse s’en apercevoir. Ne me posez pas de questions pour le moment, mais faites vite. Prenez seulement vos armes et vos chevaux. Laissez tous vos bagages, car je veux que le roi et le plus grand nombre de personnes possible ignorent tout de notre départ ! »

Les ordres du duc furent suivis à la lettre et, le matin suivant, les hommes de Gorlais, qu’il n’avait pas pu prévenir, ameutèrent toute la ville en constatant que leur seigneur n’était plus là. C’est ainsi que le roi Uther apprit le départ du duc de Tintagel. À vrai dire, il s’en moquait éperdument, mais ce qui le chagrinait, c’était qu’il avait emmené avec lui la belle Ygerne. Il passa par une période d’abattement, car l’image d’Ygerne le poursuivait sans cesse, puis par une période de violence extrême où il menaçait tous ceux qui se trouvaient près de lui. Maîtrisant enfin sa colère, il réunit ses conseillers et ses barons et leur révéla que le duc Gorlais de Tintagel lui avait causé une très grave offense en quittant la cour sans en avoir obtenu le congé, de nuit et en cachette, comme un vulgaire malfaiteur qui fuit le lieu de son crime. La plupart des barons lui dirent qu’ils étaient fortement surpris de l’attitude du duc Gorlais, celui-ci étant, de l’avis général, d’une extrême courtoisie et d’une grande fidélité à ses devoirs de vassal. « Il en est pourtant ainsi ! s’écria Uther. Le duc Gorlais de Tintagel m’a gravement offensé et je vous demande de quelle façon je puis obtenir réparation. » Aucune des personnes présentes n’osait tenir tête au roi tant il paraissait irrité. « Fais selon ta volonté », lui dirent-ils. – « Dans ce cas, dit Uther, je vais lui ordonner de revenir à la cour et de faire amende honorable pour ce manquement, et aussi de se justifier s’il le peut. » – « Qu’il en soit ainsi ! » dirent les autres.

Uther envoya deux messagers à Tintagel. Ils allèrent trouver le duc et lui signifièrent les ordres du roi. Quand il eut entendu le message, Gorlais fut pris d’un accès de fureur. Puis, s’étant un peu calmé, il répondit aux messagers : « Seigneurs, vous pouvez dire au roi que je refuse de retourner à sa cour. Il s’est conduit envers moi et envers les miens d’une manière telle que je ne peux plus avoir confiance en lui ni me rendre librement à sa cour. Je n’en dirai pas plus, mais je prends Dieu à témoin de mon refus et je déclare publiquement que je tiens pour nuls les liens qui m’unissaient à lui ! »

Ainsi parla Gorlais, duc de Tintagel, et les messagers se hâtèrent de reprendre le chemin qui menait à Carduel. Aussitôt qu’ils furent partis, Gorlais réunit ses conseillers et leur expliqua les raisons pour lesquelles il avait dû quitter la cour pendant la nuit, comme un voleur, et pour lesquelles il refusait d’y retourner. Les conseillers furent tous unanimes pour dénoncer la perfidie du roi : « Les choses en resteront là s’il plaît à Dieu, dirent-ils, mais celui qui trame une telle trahison envers son vassal ne peut plus jamais prétendre au rôle de seigneur protecteur. Sois rassuré, duc Gorlais, nous te soutiendrons quoi qu’il advienne et nous défendrons ta femme, ton honneur et tes terres contre quiconque voudrait les attaquer. »

Cependant, les messagers étaient revenus auprès du roi Uther et lui avaient rapporté la réponse du duc ainsi que son refus de revenir à la cour. Le roi s’écria qu’il était très surpris de l’attitude insensée de son vassal, car jusqu’à présent il avait toujours pris celui-ci pour un homme sage et loyal. Il pria donc ses barons de l’aider à réparer l’offense que le duc lui avait infligée. Les barons répondirent qu’ils ne sauraient s’y opposer, car la faute avait été publique, mais qu’il convenait d’accorder au duc, pour se justifier, s’il le désirait, un délai de quarante jours avant d’engager un quelconque recours contre lui.

Le roi ne put que consentir à la prière de ses barons, bien qu’en lui-même il sût fort bien que le délai n’y ferait rien et que le duc refuserait tout accommodement. Il envoya toutefois des messagers à Tintagel afin de défier le duc. Le duc Gorlais répondit qu’il se défendrait contre toute attaque de la part du roi, car il avait le droit pour lui. C’est ce qu’attendait Uther. Se prétendant menacé par la révolte d’un de ses vassaux, il fit convoquer des troupes et les massa à la frontière du domaine du duc Gorlais, attendant le moment d’attaquer et de détruire une à une les forteresses dans lesquelles il tenait garnison.

C’est alors que Merlin vint trouver Taliesin, qui se trouvait auprès du roi Uther. Il lui apparut sous la forme d’un vieillard tout courbé et marchant péniblement à l’aide d’un bâton. Personne ne pouvait le reconnaître, mais Taliesin, qui avait la vision des choses secrètes, le salua aimablement et lui demanda ce qu’il venait faire dans les troupes du roi Uther qu’on allait faire combattre pour une cause qu’il jugeait mauvaise. Merlin se mit à rire et dit : « Je crois t’avoir prévenu que le bien était quelquefois un mal et le mal un bien, Taliesin. Sache que, dans cette histoire, rien n’est bien clair, et qu’un désir adultère comme celui du roi Uther Pendragon peut cacher quelque chose de bien plus important. En tout cas, tu peux constater encore une fois qu’il suffit d’un individu, ou même d’un simple geste, pour bouleverser l’ordre du monde. » Taliesin lui répondit : « Je comprends ce que tu dis, Merlin ; je sais que tout cela correspond à un plan tracé par le doigt de Dieu, mais je ne peux pas admettre que ce soit au prix de la souffrance et de la mort de gens innocents ! » – « Personne n’est innocent ! » dit Merlin. Et sur ce, il quitta Taliesin et disparut dans la nuit.

À l’expiration du délai, le roi Uther lança ses troupes sur les terres du duc Gorlais. Il pillait les villages, brûlait les moissons et assiégeait les châteaux dans l’espoir fou de voir un jour la belle Ygerne se livrer à lui en échange de la paix. Par ses espions, il apprenait tout ce qui se passait chez le duc, mais il ne parvenait pas à se rendre maître de la forteresse de Tintagel, si bien protégée sur son promontoire qui dominait la mer, et que de solides remparts isolaient de la terre. Et plus les jours passaient, plus le roi Uther sentait grandir son amour pour Ygerne. Il en perdait presque la raison. Un jour qu’il se trouvait seul sous sa tente, il se mit à pleurer. Mais Urfin, qui était à côté, l’entendit et vint le trouver. « Pourquoi pleures-tu ainsi, roi Uther ? » lui demanda-t-il. L’autre s’écria : « Comme si tu ne savais pas les raisons de mes larmes ! Je meurs d’amour pour Ygerne, et je ne vois pas d’autre issue que la mort, car j’ai perdu le repos et je ne connais aucun remède à mon mal ! »

« Honte sur toi ! répondit Urfin. C’est le propre du lâche que de mourir pour une femme ! Au lieu de te lamenter, tu ferais bien de faire chercher Merlin. Il t’a promis aide et assistance chaque fois que tu serais en danger ou qu’une difficulté majeure se présenterait à toi. Envoie donc des messagers à la recherche de Merlin, et quand ils te l’auront amené, suis ses conseils, fais tout ce qu’il te demandera, à condition bien entendu que tu lui donnes tout ce qu’il désirera ! »

« Mais on ne peut pas amener Merlin ! s’écria le roi en proie au plus profond désespoir. En ce moment même, il sait très bien quel est mon état, et je suis sûr qu’il en rit. Il ne peut admettre que j’aime ainsi la femme de mon vassal et que je sois prêt à accomplir n’importe quel acte, le plus malhonnête possible, pour tenir la belle Ygerne entre mes bras ! » – « Si Merlin t’a promis aide et assistance en toute occasion, il n’est pas possible qu’il te laisse dans cet état, dit Urfin. Je suis persuadé qu’il n’est pas loin et qu’il voudra bientôt te rencontrer. » Ayant ainsi tenté de rassurer le roi Uther, Urfin sortit de la tente. Soudain, il avisa un homme qu’il n’avait jamais vu dans le camp. « Qui es-tu ? » demanda-t-il. L’autre lui fit signe d’aller à l’écart et il le rejoignit. L’homme paraissait vieux et voûté, mais ses yeux étaient brillants comme des étoiles. « Seigneur Urfin, dit-il, tu m’as demandé qui j’étais. Je te répondrai : un vieillard. Lorsque j’étais jeune, on me considérait comme un ange, mais à présent on dit que je radote. Je t’apprendrai cependant, sous le sceau du secret, que je me trouvais il y a peu de temps à Tintagel. Là, j’ai fait la connaissance d’un homme qui m’a appris que ton roi aimait la femme du duc Gorlais, et que c’est parce que le duc avait emmené sa femme de Carduel que le roi avait entrepris de ravager ses terres. Or, si tu me fais confiance et si tu me donnes une bonne récompense, je t’indiquerai quelqu’un qui pourrait procurer à ton roi un entretien avec la belle Ygerne et, qui sait ? peut-être encore mieux, du moins pour lui. »

Urfin ne fut pas peu surpris du discours du vieillard. Il se demandait bien d’où il tirait ses renseignements et quel était le sens exact de la proposition qu’il venait de faire. Il le pria cependant de le mettre en rapport le plus rapidement possible avec l’homme dont il parlait. « Je veux d’abord savoir, répliqua le vieillard, en quoi consistera ma récompense. » – « Je ne peux pas te le dire tant que je n’en ai pas parlé au roi », dit Urfin. – « Alors, dit l’autre, qu’attends-tu pour aller le voir et le lui demander ? » – « Mais qui me dit que tu seras encore là lorsque je reviendrai avec sa réponse ? » – « Je peux t’assurer que tu me trouveras ici, au même endroit, ou bien alors celui que j’enverrai à ma place. » Satisfait de cette réponse, Urfin courut jusqu’à la tente du roi et lui raconta sa rencontre avec le vieillard. « Connais-tu cet homme ? » lui demanda le roi. – « C’est un vieillard, c’est tout ce que je peux t’en dire ! » Le roi se mit à réfléchir. « Je vais venir avec toi », dit-il brusquement.

Ils sortirent de la tente et se dirigèrent vers l’endroit où Urfin avait rencontré le vieillard. Mais il n’y avait plus personne, et Urfin en fut grandement courroucé. « Tu as dû rêver », dit Uther. Ils reprirent le chemin de la tente, mais comme ils marchaient, ils croisèrent un infirme qui se tenait sur deux cannes. « Roi, lui dit l’infirme, donne-moi quelque chose et, en échange, Dieu exaucera ton plus cher désir ! » Mais Uther était tellement plongé dans sa tristesse qu’il ne fit pas attention aux paroles de l’infirme avant d’être rentré sous sa tente. Alors, il se rappela la voix de l’infirme et ce qu’il disait, et il éclata de rire, tandis qu’Urfin se demandait si le roi n’était pas devenu fou. « Sais-tu qui est l’homme qui t’a parlé sous l’apparence d’un vieillard chenu ? C’est celui-là même que tu viens de voir sous l’aspect d’un infirme. » Urfin ne cherchait même pas à comprendre. Il demanda simplement : « Mais qui est-il donc ? » Le roi lui dit : « Apprends qu’il s’agit de Merlin qui se moque ainsi de nous, comme il en a l’habitude. Je sais maintenant qu’il viendra me parler incessamment, mais au moment où il le jugera nécessaire. »

Effectivement, quelques instants plus tard, Merlin, sous la forme qu’on lui connaissait, se présenta au camp et demanda à être reçu par le roi Uther. Le roi ordonna qu’on le fît venir immédiatement. C’est ainsi que Merlin pénétra dans la tente du roi. Il salua celui-ci et lui demanda s’il avait vraiment besoin de lui. « Seigneur, lui dit alors Urfin, si tu es ce qu’on prétend que tu es, fais quelque chose pour le roi, car il est malade de l’amour d’Ygerne. » Merlin s’approcha d’Urfin : « Urfin, si le roi accepte de jurer sur les saintes reliques qu’il me donnera ce que je lui demanderai en temps opportun, sans qu’il n’en nuise aucunement à son honneur, je l’aiderai à obtenir l’amour d’Ygerne. Mais il te faut, toi aussi, me prêter ce serment. » – « Tout ce que tu voudras, pourvu que tu viennes en aide au roi », répondit Urfin. Merlin répéta ses conditions à Uther, et celui-ci les accepta sans restriction. « Eh bien ! dit Urfin, maintenant, Merlin, indique-nous le moyen d’alléger les souffrances du roi ! » Merlin se mit à rire et dit : « Ce ne sera pas avant que les serments ne soient prononcés. »

Le roi fit apporter les reliquaires et Urfin et lui-même jurèrent, en répétant les paroles de Merlin, que le roi donnerait au devin ce qu’il lui demanderait au moment opportun. « Maintenant, dit Uther, je t’en prie, Merlin, occupe-toi de ce qui me tourmente, car jamais homme au monde n’a eu un tel besoin de secours ! » Merlin haussa les épaules et regarda le roi droit dans les yeux. « Tu es adultère et déloyal, Uther. Je ne devrais pas venir à ton aide, car ce que tu veux accomplir est injuste et malhonnête. Mais pour des raisons que tu n’as pas à connaître, cette action mauvaise en soi est nécessaire. Alors, écoutez-moi bien, tous les deux. Roi Uther, pour te rendre auprès d’Ygerne et satisfaire ta honteuse passion, je ne vois qu’un moyen : changer ton apparence. Ygerne est en effet la plus vertueuse et la plus fidèle de toutes les femmes, et il ne servirait à rien d’attenter à sa vertu, même par la force. C’est à la ruse et à mes pouvoirs magiques qu’il faut avoir recours. Je vais te donner l’apparence du duc Gorlais : ainsi, personne ne pourra te reconnaître. Je sais que deux chevaliers sont très intimes avec le duc et sa femme. L’un se nomme Bretel et l’autre Jourdain. Je donnerai à Urfin l’apparence de Jourdain, et moi, je prendrai celle de Bretel. Ce soir, le duc Gorlais quittera la forteresse de Tintagel pour tenter une action contre tes troupes. Pendant le temps qu’il sera absent, nous approcherons de Tintagel et je me ferai ouvrir la porte. Tu pourras alors pénétrer dans la demeure et y coucher avec Ygerne. Mais, au matin, il nous faudra partir très tôt, car nous apprendrons des nouvelles qui vous surprendront. Roi Uther, donne maintenant des ordres à tes troupes et à tes barons afin d’interdire à quiconque d’approcher de Tintagel tant que nous ne serons pas revenus. Et surtout, ne dites à personne d’autre où nous allons et ce que nous avons l’intention de faire. Enfin, préparez-vous, car c’est en cours de route que je changerai votre aspect. »

Le roi donna les ordres nécessaires et, la nuit venue, ils se mirent en marche, le long de la côte, en direction de Tintagel. Ils parvinrent bientôt aux abords de la forteresse. Là, Merlin dit au roi de rester en arrière et s’avança seul en compagnie d’Urfin. En cours de chemin, Merlin changea d’aspect, et il en fit de même pour Urfin. Alors ils revinrent vers Uther qui les attendait avec anxiété. Merlin lui tendit une herbe et lui dit de s’en frotter le visage. Ainsi fit Uther, et aussitôt il fut tout à fait semblable au duc Gorlais. « Roi Uther, reprit Merlin, te souviens-tu d’avoir déjà vu Jourdain ? » – « Certainement », répondit le roi. – « Alors, qu’en penses-tu ? » reprit Merlin en lui désignant Urfin. – « C’est incroyable ! » s’écria le roi. Quant à Urfin, il regardait le roi et n’en revenait pas de cette transformation soudaine. Enfin tous deux examinèrent Merlin qui ressemblait parfaitement à Bretel.

Quand le moment fut jugé favorable, ils allèrent tous les trois vers la porte de Tintagel et Merlin appela le portier. Celui-ci reconnut aussitôt Bretel, Jourdain et le duc Gorlais et se hâta de leur ouvrir la porte. Une fois à l’intérieur des murs, le soi-disant Bretel défendit aux hommes de garde de dire que le duc était là. Ils se dirigèrent alors vers le logis du duc et Merlin prit à part Uther, lui recommandant de se montrer avec Ygerne aussi gai et enjoué que le duc. Puis Uther se dirigea seul vers la chambre d’Ygerne. Ainsi couchèrent ensemble cette nuit-là le roi Uther Pendragon et la duchesse Ygerne de Tintagel, et c’est cette nuit-là que fut engendré le roi qu’on appela plus tard Arthur. La dame accueillit Uther avec toute l’ardeur dont elle aurait comblé le duc son époux qu’elle aimait tendrement. Et ils restèrent ainsi jusqu’à l’aube. Puis, au lever du jour, le bruit courut parmi les gardes que le duc avait été tué au cours d’une tentative nocturne contre le gros des troupes d’Uther. Ce ne fut d’abord qu’une rumeur, mais dès que Merlin et Urfin l’eurent entendue, ils coururent réveiller Uther, faisant semblant d’être Bretel et Jourdain et parlant au roi comme s’il était le duc : « Seigneur ! dirent-ils, levez-vous vite et regagnez votre camp, car vos gens vous croient mort ! » Uther comprit quel jeu il devait jouer. « Ce n’est pas étonnant, s’écria-t-il bien haut pour que tout le monde pût l’entendre, puisque j’ai quitté le camp sans prévenir personne et dans le plus grand secret. J’avais tant hâte de revoir ma chère Ygerne ! »

Il fit alors de tendres adieux à Ygerne devant tous ceux qui se trouvaient présents. Puis, redescendant par la porte, les trois hommes quittèrent la forteresse au plus vite sans avoir été reconnus par quiconque, et pour la plus grande joie du roi Uther. Quand ils furent dans un endroit sûr, Merlin leur rendit leur aspect naturel, puis il dit au roi : « Uther, je pense que j’ai tenu ma promesse. À toi maintenant de tenir la tienne. » – « Merlin, répondit le roi, j’avoue que tu m’as rendu le plus grand service dont j’aie jamais eu besoin. Je tiendrai ma promesse envers et contre tous, si Dieu le veut. » Merlin se mit à rire et dit : « A la bonne heure ! Je vois que tu n’es pas un ingrat qui, une fois son plaisir assouvi, ne cherche qu’à fuir toutes les promesses faites auparavant. Apprends donc que cette nuit même tu as engendré un enfant mâle et que tu m’en as fait don. De toute façon, tu ne pourrais pas le garder, car alors ta mauvaise action serait connue de tous et tu serais déshonoré à jamais. Tu me le donneras donc avec tous les droits que tu as sur lui. Tu feras également noter l’heure et la nuit où tu l’as engendré, et tu sauras ainsi que je t’ai dit la vérité. » Le roi dit : « C’est entendu, Merlin, tu as ma parole. Je ferai ce que tu me demandes et je te donnerai l’enfant. »

Quand ils arrivèrent au camp, on vint leur annoncer que le duc Gorlais avait été tué au cours d’une attaque qu’il avait menée par surprise, au milieu de la nuit. Le roi déclara qu’il était très affligé de la mort de son vassal, même si celui-ci s’était mal conduit envers lui. Et puisque le duc était mort, la guerre entreprise contre lui devenait sans objet. On renvoya les hommes chez eux, et Uther Pendragon réunit ses barons afin de discuter de la réparation qu’il pourrait proposer pour ce qui était arrivé au duc de Tintagel. Il leur dit qu’il était très peiné par cette affaire et qu’il n’avait jamais haï le duc au point de chercher à le tuer. Et il ajouta que, ne voulant pas qu’on lui reprochât sa mort, il ferait tout son possible pour réparer cette perte.

Après cet habile discours, ce fut Urfin qui prit la parole : « Puisque le mal est fait, il faut le réparer de notre mieux. Aussi, seigneurs, je vous demande votre avis sur cette question : quelle réparation le roi peut-il offrir à la duchesse et à ses parents pour la mort de son mari ? C’est le roi qui vous demande votre avis sur ce point, et je vous prie de bien vouloir le conseiller, puisqu’il est votre seigneur. »

Les barons se concertèrent mais ne trouvaient aucune solution qui ne fût acceptable par tous. À la fin, Urfin intervint et leur dit : « Seigneurs, voici ce que, personnellement, je conseillerai au roi. Si vous trouvez mieux, je vous prie de le faire savoir. Je proposerai au roi de convoquer à Tintagel la veuve du duc Gorlais ainsi que tous ses parents et ceux de sa femme. Ils devront comparaître devant lui et se verront offrir, en compensation de la mort du duc Gorlais, une réparation telle que s’ils la rejettent le blâme en retombera sur eux. » Les barons trouvèrent la proposition excellente et vinrent la présenter au roi, mais sans préciser qu’il s’agissait d’une proposition d’Urfin, car il leur avait défendu de ne rien en dire. Le roi les approuva entièrement et fit convoquer à Tintagel la veuve du duc et ses parents.

Cependant Merlin prit le roi à part : « Sais-tu, lui dit-il, qui est l’auteur de cette proposition ? » « Elle m’a été faite par tous mes barons », répondit Uther. Merlin se mit à rire et dit : « À eux tous, ils n’auraient pas été capables de l’imaginer. Non, c’est Urfin, qui est plein de sagesse et qui est envers toi d’une fidélité à toute épreuve, qui a trouvé la solution. Et encore, il ne l’a pas exprimée entièrement. Il n’en a parlé à personne et il ignore que je la connais. » – « Quelle est donc cette solution entière ? » demanda le roi. Merlin lui expliqua exactement ce qu’avait imaginé Urfin, et le roi fut tout joyeux de l’apprendre. Puis il ajouta : « Je ne saurais te donner meilleur conseil que de suivre l’avis d’Urfin. Ainsi obtiendras-tu ce dont tu as tellement envie. Maintenant, je vais m’en aller, roi Uther, mais quand je ne serai plus là, Urfin saura sagement te conseiller. Et je voudrais, avant de prendre congé, te parler en sa présence. »

Uther fit venir Urfin. Alors Merlin dit au roi : « Rappelle-toi que tu m’as promis de me donner l’enfant mâle que tu as engendré, car il n’est pas possible que tu le reconnaisses comme ton fils. Tu as noté l’heure et la nuit où il a été engendré, grâce à moi, comme tu le sais. Mais si je ne venais pas à ton aide, le péché retomberait publiquement sur toi. Quant à sa mère, elle risque fort d’être embarrassée par cette naissance, et elle se posera toujours des questions à ce sujet. Je veux également qu’Urfin mette bien par écrit la date exacte où l’enfant a été engendré. Je ne reviendrai plus avant que cet enfant ne soit né, mais je te prie, roi Uther, d’avoir confiance en Urfin qui t’est entièrement dévoué et qui saura te conseiller pour ton honneur et ton profit. Mais si, tous les deux, vous voulez conserver mon amitié, n’agissez jamais de façon déloyale avec moi car, dans ce cas, je serais obligé de prendre des dispositions qui ne vous seraient pas agréables. »

Urfin mit par écrit l’heure et la nuit où l’enfant avait été engendré. Puis, prenant encore le roi à part, Merlin lui dit à voix basse : « Uther, prends bien soin qu’Ygerne ignore toujours que tu as couché avec elle la nuit où est mort son époux. Elle en sera d’autant plus à ta merci, car si tu la questionnes sur sa grossesse et si tu lui demandes quel est le père de cet enfant, elle ne pourra pas te le dire et elle sera pleine de confusion à ton égard. Ainsi tu m’aideras grandement à obtenir l’enfant quand le temps sera venu. »

Ayant ainsi parlé, Merlin quitta la cour d’Uther. Mais il ne se rendit pas auprès de l’ermite Blaise dans la forêt de Kelyddon. Il alla plus au nord, à la cour du roi Rydderch, car celui-ci venait d’épouser sa sœur Gwendydd, et Merlin avait hâte de la retrouver et de faire connaissance avec son mari. Mais l’histoire ajoute que le roi Rydderch avait une sœur du nom de Gwendolyn, et qu’elle plaisait beaucoup à Merlin.

Cependant, Uther avait convoqué tous ses vassaux à Tintagel. Et quand ils furent tous rassemblés, il fit venir la duchesse, ses parents et ceux de son défunt mari. Et devant tous, il déclara qu’il s’en remettait entièrement à ses barons pour trouver le moyen de conclure la paix et d’offrir une réparation suffisante à la famille du duc Gorlais. Les barons délibérèrent entre eux et dirent qu’ils acceptaient de trancher la question à condition qu’Urfin fût leur porte-parole, car ils savaient bien qu’il était le plus habile d’entre eux. Quant aux parents de la duchesse et à Ygerne elle-même, après avoir pris avis de leurs conseillers, ils déclarèrent s’en remettre en tous points à ce que déciderait l’assemblée.

C’est alors qu’Urfin prit la parole : « Seigneurs, voici ce que nous proposons. Vous savez que le duc est mort par la faute du roi, mais qu’en réalité il n’avait pas mérité cette mort, car c’était un homme bon et loyal qui s’est laissé emporter par une colère irréfléchie. Vous savez également que sa femme, qui est la meilleure dame du royaume, la plus belle et la plus vertueuse qu’on puisse trouver sur cette terre, se trouve présentement sans protection, avec deux enfants à charge et une terre que le roi a dévastée. D’autre part, les parents du duc ont beaucoup perdu avec la mort de leur seigneur. Il est donc juste que le roi, afin de gagner leur pardon et leur amitié, répare en partie les torts qu’ils ont subis. Enfin, comme vous le savez, le roi n’a pas de femme, et il serait grand temps que le royaume ait un héritier légitime. Je déclare donc, au nom de tous les barons réunis ici aujourd’hui, que le roi ne peut réparer le préjudice causé qu’en épousant la duchesse Ygerne, cela pour le bien de tous et en vertu du droit qu’a la duchesse d’obtenir des compensations. Ensuite, je propose qu’il marie la fille aînée du duc, celle qui a pour nom Anna, au roi Loth d’Orcanie, ici présent, et qu’il fasse en sorte que les autres parents du duc le considèrent désormais comme leur ami, leur seigneur et leur roi légitime. Telle est la proposition que nous vous soumettons à tous. »

À l’unanimité, l’assemblée des barons accepta la proposition présentée par Urfin, et la duchesse et ses parents firent de même. « Ce n’est pas suffisant, dit encore Urfin. Il faut que le roi Loth d’Orcanie donne son avis. » Loth se leva et dit qu’il acceptait avec joie d’épouser la jeune Anna, fille aînée du duc Gorlais et d’Ygerne de Tintagel. Alors, Urfin se tourna vers Uther et lui demanda s’il confirmait le jugement rendu par l’assemblée. « Oui, répondit le roi, à condition que la duchesse Ygerne veuille bien elle-même, en personne, accepter cette juste réparation des torts qu’elle a subis. » On attendit qu’Ygerne voulût bien parler. Elle s’entretint quelques instants avec ses parents et ses conseillers, puis elle se leva et dit d’une voix qui ne tremblait pas : « J’accepte la proposition qui m’est faite et je m’en remets entièrement à la loyauté du roi sous la caution de tous les barons aujourd’hui rassemblés à Tintagel. »

C’est ainsi que la paix fut rétablie entre le roi et la famille de Tintagel. Quelques jours plus tard, Uther Pendragon épousa la belle Ygerne, pour laquelle il avait tant soupiré en secret. Treize jours seulement s’étaient écoulés entre le jour des noces d’Uther et d’Ygerne et la nuit où il avait couché avec elle dans la forteresse de Tintagel. Et, le lendemain, Uther donna en mariage la fille d’Ygerne au roi Loth d’Orcanie. C’est de cette union que naquirent plus tard Gauvain, Agravain et Gahériet qui s’illustrèrent parmi les compagnons de la Table Ronde, et aussi, par suite d’une méprise fatale, et du seul fait d’Anna, celui qui apporta la honte sur le royaume de Bretagne et le rendit orphelin. Mais ceci est une autre histoire.

Ygerne de Tintagel avait eu une seconde fille de son union avec le duc Gorlais, et cette fille se nommait Morgane. Elle était très belle et de visage avenant, et surtout très douée pour les études : elle apprit ainsi les sept arts et acquit de surprenantes connaissances dans les sciences de la nature, ainsi qu’en astrologie et en magie, car elle connaissait les charmes et les enchantements des anciens temps et s’en servait lorsqu’elle le voulait. Elle avait aussi une grande expérience de la médecine et savait composer des onguents et des breuvages qui guérissaient ou qui emportaient l’esprit dans les espaces invisibles. Et c’est pourquoi on l’appela plus tard Morgane la Fée. Et l’on raconta sur elle de bien étranges histoires.

Uther Pendragon était tout heureux de cette situation. Il avait enfin obtenu celle qu’il désirait si ardemment, et cette fois c’était sans sortilège et en toute lumière. Mais au bout de trois mois, la grossesse d’Ygerne devint évidente. Une nuit où Uther était auprès de sa femme, posant la main sur le ventre de celle-ci, il lui demanda doucement de qui elle était enceinte. Ce ne pouvait en effet être de lui puisque, depuis son mariage, il avait noté régulièrement les nuits où il avait couché avec elle. Ce ne pouvait pas non plus être l’enfant du duc Gorlais, puisque celui-ci n’avait pas couché avec sa femme déjà longtemps avant sa mort. Uther disait cela de façon délibérée pour savoir comment réagirait Ygerne. À la fin, celle-ci se mit à pleurer.

« Seigneur roi, dit-elle tout en larmes, je ne peux pas te mentir puisque tu sais bien ce qu’il en est. Je te demande seulement d’avoir pitié de moi et de ne pas me tenir responsable de ce qui est arrivé. Si tu m’assures que tu ne m’abandonneras pas, quoi que je dise, je veux bien te révéler une aventure surprenante. » Le roi l’assura qu’il ne l’abandonnerait jamais. Alors Ygerne lui raconta comment un homme qui ressemblait étonnamment à son mari avait pénétré dans sa chambre et avait couché avec elle, la nuit même où le duc Gorlais avait été tué dans l’assaut qu’il menait contre le camp du roi. Et Ygerne ajouta : « Cet homme était accompagné des deux meilleurs chevaliers que mon mari ait jamais eus et en qui il avait toute confiance. C’est ainsi qu’il vint me rejoindre dans ma chambre, au vu et au su de tous mes gens, et qu’il coucha avec moi. J’étais bien persuadée que c’était le duc, mon mari, et c’est lui qui a engendré cet enfant que je porte. Je t’ai dit toute la vérité à ce sujet. »

Uther fut ravi de constater qu’Ygerne n’oserait jamais avouer publiquement la naissance de cet enfant dont elle ignorait tout du père. « Mon amie, lui dit-il, je te prie de tout faire pour dissimuler ta grossesse, car si on le savait, tu en serais déshonorée. Quant à cet enfant que tu vas mettre au monde, il faut que tu comprennes que ni toi ni moi ne pouvons le garder avec nous, car il serait déraisonnable de le faire considérer comme le nôtre. Au moment de sa naissance, je te prierai de le remettre à une personne que je t’indiquerai. Ainsi, nous n’entendrons jamais plus parler de lui. » – « Je ferai pour le mieux, selon tes conseils », répondit Ygerne.

Les mois passèrent et le temps de la délivrance approchait. C’est alors que Merlin revint du Nord. Il commença par s’entretenir secrètement avec Urfin, lui demandant de lui faire un rapport complet sur ce qui s’était passé durant son absence. Urfin lui fit le récit fidèle des événements dont il avait été le témoin. Merlin fut grandement satisfait de la confiance qu’il avait mise en Urfin, puis il alla trouver le roi Uther pour lui annoncer qu’Ygerne accoucherait le lendemain soir, après la tombée de la nuit.

« Écoute-moi bien, lui dit Merlin. Dès que l’enfant sera né, il faut que la reine le confie à une servante en laquelle elle se fie entièrement. Cette servante devra aller à la porte de la forteresse et remettre l’enfant à l’homme qui s’y tiendra. Si tu n’agis pas de cette façon, il ne te sera pas possible d’échapper au déshonneur, car non seulement tu trahirais la parole que tu m’as donnée, mais tu répandrais la honte sur le front d’Ygerne. » – « Sois tranquille, Merlin, dit le roi, je ferai tout ce que tu m’as dit. »

Uther Pendragon se rendit près de la reine. « Douce amie, lui dit-il, je te prie de faire ce que je vais te demander. » – « Seigneur roi, je te fais confiance et je t’obéirai en tous points », répondit Ygerne.

Le roi Uther était un peu embarrassé. Il savait bien qu’il n’avait pas la conscience tranquille et redoutait qu’Ygerne refusât au dernier moment d’abandonner l’enfant dont elle devait accoucher. « Dame, dit-il enfin, c’est demain que tu dois donner naissance à cet enfant, et ce sera après la tombée de la nuit. Je te demande instamment de confier l’enfant, dès qu’il sera né, à celle de tes suivantes que tu penses la plus discrète. Cette servante devra remettre l’enfant à un homme qui se tiendra à la porte de la forteresse. Ordonne également à toutes les femmes qui t’assisteront de ne jamais parler à quiconque de cette naissance car, si on l’apprenait, ce serait le déshonneur autant pour toi que pour moi. Il y a beaucoup de gens, en effet, qui ne se priveraient pas de prétendre qu’il n’est pas de moi. Et il ne saurait l’être, à ce qu’il me semble. »

« Seigneur, dit la reine, je maintiens tout ce que je t’ai raconté, il y a déjà quelque temps, mais j’agirai comme tu me l’ordonnes. Je suis cependant très surprise que tu saches exactement quand l’enfant doit naître. » – « Peu importe, dit le roi. Je te demande seulement d’agir de cette façon sans te poser de questions. » Et le roi quitta Ygerne pour aller à la recherche de Merlin. Mais il ne le vit pas, et passa sa journée à rôder dans les corridors sans pouvoir trouver le calme. Il savait bien qu’il était responsable de tout et il en ressentait quelques remords. Cependant, sa confiance en Merlin était telle qu’il ne doutait pas, au fond de lui-même, que celui-ci ne lui vînt en aide.

C’est en fin d’après-midi que la reine Ygerne ressentit les premières douleurs. Le travail dura jusqu’à l’heure annoncée par le roi et l’enfant naquit peu après minuit. Aussitôt, Ygerne appela une de ses suivantes, celle qu’elle pensait être la plus discrète. Et elle lui dit : « Mon amie, prends cet enfant et va à la porte de la forteresse. Si tu trouves là un homme qui le réclame, tu le lui donneras. Mais je t’en prie, essaie de voir quelle espèce d’homme ce sera. »

La suivante obéit. Elle enveloppa l’enfant dans les plus beaux langes qu’elle put trouver et l’emporta jusqu’à la porte de la forteresse. Là, elle aperçut un homme qui lui parut dans un état d’extrême faiblesse. « Qu’attends-tu là ? » lui demanda-t-elle. L’homme lui répondit d’une voix rauque : « J’attends ce que tu m’apportes ! »

« Mais dis-moi au moins qui tu es, afin que ma maîtresse puisse connaître celui à qui elle confie son enfant ! » – « Tu n’as pas à le savoir, répondit l’homme, et ta maîtresse non plus. Contente-toi de faire ce qui t’a été ordonné. » Effrayée, la suivante lui donna l’enfant. L’homme disparut dans la nuit, emportant son léger fardeau, mais d’une démarche si maladroite qu’on eût dit qu’il allait tomber.

La suivante revint auprès de la reine. « Dame, lui dit-elle, j’ai donné l’enfant comme tu me l’avais ordonné. Cet homme qui m’attendait était un vieillard qui me semblait très faible, mais je ne sais rien de plus sur lui. » Et la reine Ygerne se mit à pleurer, en proie à un atroce chagrin.

Cependant, le vieillard à qui la suivante avait confié l’enfant s’éloignait sur le chemin. Et plus il s’éloignait de la forteresse, plus sa démarche devenait normale et forte. Il sauta sur un cheval, portant toujours l’enfant contre lui. Et après avoir chevauché pendant une partie de la nuit, il arriva dans une maison où brillait encore de la lumière. Il entra dans la maison et vit un homme qui veillait au coin du feu. L’homme se leva à son entrée et lui dit : « Je t’attendais. M’apportes-tu l’enfant dont tu m’as parlé ? » – « Oui, Antor, répondit l’autre, qui avait repris les traits habituels de Merlin. Je te confie cet enfant, car je sais que tu l’élèveras comme s’il était ton propre fils. » – « Je t’ai donné ma parole, dit l’homme que Merlin avait appelé Antor, et je n’y reviendrai pas. Je t’ai promis d’élever cet enfant en compagnie de mon fils Kaï sans jamais chercher à savoir de quels parents il est né. » – « C’est bien ainsi que je l’entendais, dit Merlin. Demain, tu l’emmèneras jusqu’à l’église et tu le feras baptiser. » – « Oui, dit Antor, mais sous quel nom dois-je le faire baptiser ? » Merlin se mit à rire et dit : « Bonne question ! Tu lui donneras le nom d’Arthur. » Et ayant ainsi parlé, Merlin quitta la maison d’Antor, sauta sur son cheval et disparut comme l’ombre d’un nuage dans le ciel lorsque le vent souffle sur le monde[82].